Dans un contexte de crise, les politistes et les juristes sont souvent consultés. Pour le cas présent, La Presse donne la parole au constitutionnaliste Amine Mahfoudh. Nous proposerons à nos lecteurs dans les prochains jours d’autres analyses qui ouvriraient peut-être de nouvelles pistes, voire de nouvelles issues, pour sortir de cette crise.
La crise actuelle que vit la Tunisie est-elle politique ou bien juridique, constitutionnelle ?
C’est une crise politique et cette crise était prévisible. Malheureusement, les choix normatifs à l’origine de l’institution du régime politique actuel sont de très mauvais choix. Essentiellement la Constitution, le règlement intérieur de l’ARP, le décret-loi relatif aux partis politiques, la loi organique relative au code électoral.
Vous êtes en train d’énumérer l’arsenal juridique. Ce qui nous amène à dire que qu’elle que soit l’origine de la crise, elle a toujours une dimension juridique. Le droit dans la crise que nous vivons représente un recours pour arbitrer entre les parties, n’est-ce pas ?
La dimension politique est présente toutefois. Autre chose qui montre que ce problème est par essence politique: les acteurs politiques ne sont pas structurés sur la base de principes et de valeurs. Si j’adhère à tel projet, cela veut dire que je ne ferai jamais équipe avec mon adversaire. Mais cette nouvelle expérience partisane entamée après la révolution a montré les limites des convictions des acteurs politiques. Puisque leur objectif n’est pas de mener leur parti à la victoire, mais de se positionner eux-mêmes. En démocratie, le peuple ne peut gouverner directement, il a besoin de corps politiques intermédiaires. En l’occurrence les partis politiques. Donc il faudra constituer des formations structurées et bien organisées qui fonctionnent démocratiquement. Avant de gérer les différends à l’échelle nationale, il faut d’abord réussir au sein de sa propre famille politique. Ce qui m’amène à dire qu’il faut, avant d’aller aux textes, comprendre les dimensions relationnelles et humaines et l’impact des conflits entre les dirigeants. L’actuel Chef du gouvernement a été un homme de confiance du Président de la République. Il ne faut jamais l’oublier. Il a été nommé conseiller au palais, puis promu ministre de l’Intérieur. Ensuite, manifestation maximale de cette confiance, propulsé Chef de gouvernement.
Etes-vous en train d’insinuer que le Chef du gouvernement a été déloyal envers son « bienfaiteur », le Président de la République ? Mais la politique et les affaires publiques devraient être abordées autrement. Ce n’est pas parce que le Président a mis sa confiance dans un homme que celui-ci devra tout accepter de lui ?
Je comprends parfaitement votre remarque. Mais il ne faut jamais oublier que quand on analyse un phénomène politique, la dimension personnelle est toujours présente. Les personnalités des gouvernants présentent une grille d’analyse importante.
Êtes-vous en train de dire que le Président de la République s’est senti trahi. C’est pourquoi il réagit aujourd’hui de cette manière là ?
Le Président est en train de faire appel à la Constitution. Il y a aussi un conflit ouvert avec le président de l’ARP qui essaye d’interférer dans les pouvoirs présidentiels.
On peut en dire autant du Président de la République qui essaye d’élargir son pouvoir…
Oui, le plus important à signaler, c’est que le contexte n’est pas sain. Si les rapports étaient sains, même avec des textes compliqués, on aurait pu trouver une issue pour sortir du blocage. Le conflit relationnel est à prendre en compte pour analyser l’actuelle situation. Deuxième élément important, le constituant a détruit le caractère homogène du pouvoir exécutif. Deux têtes à l’exécutif et à chacun avaient été conférées des compétences. Le Constituant a ajouté qu’en cas de conflit de compétence entre les deux, il faut saisir la Cour constitutionnelle. D’emblée, la tâche est compliquée autant pour le Président de la République que pour le Chef du gouvernement.
Que dites-vous des arguments selon lesquels le Chef de l’Etat a une «compétence liée». Que s’il ne reçoit pas les ministres, ce sera une «grave violation» de la Constitution?
Ma position est nuancée. Dans le cadre de l’article 89 relatif à la formation d’un gouvernement, après la proclamation officielle des résultats des élections législatives, il y a une série de procédures. Le Chef du gouvernement présente un exposé sommaire de son programme. Il obtient la confiance du Parlement à la majorité absolue de ses membres. Le Président procède sans délai, c’est un devoir constitutionnel, donc une «compétence liée», à la nomination du Chef du gouvernement et de ses membres lesquels prêtent serment devant le président de la République. Or, nous ne sommes pas dans ce cadre-là. Ceux qui affirment que le Président de la République a manqué à ses devoirs constitutionnels doivent nous présenter le texte. La différence est de taille. Il ne s’agit pas de la formation d’un gouvernement, mais d’un remaniement ministériel. Une situation qui n’a pas été prévue par la Constitution. Certes, le règlement intérieur de l’ARP constitue une source de droit constitutionnel. Seulement, en l’absence de la Cour constitutionnelle censée contrôler la constitutionnalité de ce règlement, c’est le Président de la République qui veille, selon les dispositions de l’article 72, au respect du texte constitutionnel.
Donc vous faites la différence entre la formation d’un gouvernement qui est régie par le texte constitutionnel et le remaniement ministériel qui est réglementé par le règlement intérieur. Pourtant, il y a eu des remaniements par le passé et l’exemple souvent donné est celui opéré durant le mandat de feu Béji Caïd Essebsi, Président et de Youssef Chahed, Chef du gouvernement. Quelle est la différence ?
Effectivement, le même problème s’est posé au couple exécutif Béji Caïd Essebsi et Habib Essid, d’abord. Lors du premier remaniement ministériel, j’avais alerté sur le fait que le règlement intérieur est contraire à la Constitution. Si on se réfère à l’article 89 qui mentionne trois principes, dont le deuxième, très important, qui s’applique dans tous les cas de figure et qui dispose qu’on ne peut obtenir la qualité de ministre ou de membre du gouvernement en l’absence d’un décret présidentiel de nomination. C’est-à-dire qu’on ne peut acquérir la qualité de ministre par le vote de confiance du Parlement seulement, qui ne suffit pas à lui seul. On acquiert cette qualité de ministre par le décret présidentiel de nomination. Si on suit le processus, tel que défini par la Constitution, il est prévu que dans le cas où le gouvernement obtiendrait la confiance de l’Assemblée, le Président de la République procède sans délai à la nomination du Chef du gouvernement et de ses membres. C’est la nomination qui précède, vient ensuite la prestation de serment. En l’occurrence, la question de l’obtention de la confiance à la majorité absolue du Parlement est inutile. Pour une double raison: primo, ce gouvernement a obtenu ce bénéfice de confiance, lorsqu’il a présenté un exposé sommaire de son programme devant l’Assemblée et non pas sur sa formation. La Constitution est claire. Le gouvernement Méchichi a déjà obtenu la confiance du Parlement. Secundo, quant au remaniement ministériel, cela n’est indiqué nulle part dans la Constitution que les nouveaux ministres proposés doivent bénéficier d’un vote de confiance du Parlement. D’ailleurs, je m’étonne que tout le monde focalise le débat sur la prestation de serment. Or, le serment constitutionnel est nécessaire pour l’exercice de la fonction. Mais pour prêter serment, il faut bénéficier au préalable de la qualité de ministre, donc par un décret présidentiel. Sans le décret présidentiel, on ne peut invoquer la prestation de serment.
On a l’impression qu’il existe une contradiction de fond dans le système politique qui est mixte ou hybride entre parlementaire et présidentiel. Et le mode de scrutin qui donne des parlements éclatés, donc faibles, avec pour effet direct un risque d’instabilité politique. En face, le Président qui n’a que des pouvoirs limités, mais est en mesure de bloquer la situation. Est-ce le cas actuellement ?
Ceux qui disent que le Président de la République n’a que des pouvoirs symboliques font une lecture erronée de la Constitution. Le Président de la République bénéficie de la légitimité directe. Il est élu par le peuple. Mais encore, l’article 72 lui donne des pouvoirs importants. Il est le Chef de l’Etat, le symbole de son unité. Il garantit l’indépendance de l’Etat et sa continuité et veille au respect de la Constitution. Lorsqu’il y a blocage quelque part entre tous les pouvoirs, c’est le Président qui tranche. Les régimes politiques peuvent engendrer des crises. Mais un seul arbitre doit trancher. En l’absence de la Cour constitutionnelle, susceptible d’arbitrer les litiges qui peuvent survenir entre, notamment, le Président de la République et le Chef du gouvernement, c’est le Chef de l’Etat qui doit intervenir non en tant que Président de la République mais en sa qualité de Chef de l’Etat.
Des ministres ont quitté et d’autres ne sont pas encore tout à fait en place. Sans parler du bras de fer qui bloque les institutions. Dans cette situation, vous ne trouvez pas que la continuité de l’Etat est sérieusement mise à l’épreuve ?
Certes, il y a un bras de fer. On ne peut ignorer le Chef de l’Etat et ses compétences. Il est vrai que le Chef du gouvernement est libre dans la formation de son équipe. Mais, et c’est la Constitution qui le dit, c’est le Chef de l’Etat qui nomme. Si nous sommes dans le cadre de la formation du gouvernement, cela ne pose pas de problème. Puisque le Chef de l’Etat est obligé de recevoir le nouveau gouvernement pour la prestation de serment. Mais nous ne sommes pas dans ce cas de figure. Mais dans le cadre d’un remaniement qui n’a pas été mentionné par la Constitution.
Pourquoi les remaniements par le passé n’ont pas posé problème, en tout cas, des issues avaient été trouvées pour ne pas bloquer le fonctionnement de l’Etat ?
La première fois où ce cas de figure s’est posé, c’était avec le couple exécutif feu Béji Caïd Essebssi et Habib Essid. J’avais écrit à l’époque qu’il ne faut pas aller devant le Parlement pour obtenir la confiance pour un remaniement. Cette question devra être tranchée uniquement entre le Chef du gouvernement et le Chef de l’Etat. Caïd Essebsi et Essid avaient décidé d’appliquer le règlement intérieur. Ensuite, le même cas s’est présenté avec Youssef Chahed. Or, ces précédents ne constituent pas une coutume. Ces précédents n’obligent pas le Président à adopter le même fonctionnement. Car la solution qui avait été trouvée par feu Caïd Essebsi, qui est un homme politique, est une solution politique, non pas constitutionnelle. Le processus pour lequel il avait opté s’oppose au texte constitutionnel. L’actuel Chef de l’Etat a révélé la faille. C’est un remaniement qui a obtenu le vote de confiance du Parlement. La procédure étant inconstitutionnelle, il a déclaré qu’il ne pourra donc ni nommer, ni accepter la prestation de serment de qui que ce soit. Le respect de la Constitution implique, abstraction faite des noms et des personnes, que le Chef du gouvernement consulte le Chef de l’Etat. Les deux ensemble pourront opérer le remaniement ministériel sans passer par l’Assemblée. Le problème actuel est dû effectivement à l’interférence du Parlement dans une procédure qui ne le concerne pas. Cette disposition ne lui a pas été attribuée par la Constitution. Cette intervention parlementaire a été le fruit de certains articles qui sont prévus dan le règlement intérieur. Lequel règlement est manifestement constitutionnel. Mais en l’absence de la Cour constitutionnelle qui pourrait le contrôler, c’est au Chef de l’Etat de le faire. Le règlement intérieur est une loi interne au Parlement. Certaines de ses dispositions contraires à la Constitution ne s’imposent donc pas au Président de la République.
Les précédents cas ne peuvent constituer une coutume ?
Pour qu’un fonctionnement devienne une coutume, il faut d’abord qu’il s’étale sur un long délai. C’est-à-dire quatre mandats présidentiels. Certains précédents, à force de se répéter, deviennent obligatoires. Ce n’est pas le cas en l’occurrence.
L’idée selon laquelle le Chef de l’Etat est l’ultime protecteur et l’ultime interprète de la Constitution, on peut se demander s’il n’est pas juge et partie dans ce cas…
Le problème du régime est là, justement. Le blocage vient du régime, essentiellement du Parlement. Le constituant avait prévu des problèmes d’interprétation de la Constitution et appelé à saisir la cour Constitutionnelle. Mais si la classe politique est irresponsable et ne respecte pas la Constitution et qu’à cette heure-ci, ladite cour n’a pas été mise en place, à qui s’en prendre ?